Dans ce que nous pourrions considĂ©rer comme son adolescence, la typographie du XVIe siĂšcle a merdĂ© en dĂ©cidant, sĂ»re dâelle, de dĂ©cliner la pilule rouge quâon lui proposait. Issue dâun mariage pourtant prometteur â dâun cĂŽtĂ© cette vieille et Ă©trange crĂ©ature quâest lâĂ©criture et de lâautre lâhonnĂȘte artisanat quâest la gravure â on aurait pu croire que le bouillonnement de la mĂšre aurait trouvĂ© dans lâefficacitĂ© du pĂšre, un catalyseur Ă mĂȘme de donner un art dâune profondeur amplement mĂ©ritĂ©e. Mais les chemins empruntĂ©s ne sont que trĂšs rarement ceux que lâon espĂšre, et aujourdâhui tout porte Ă croire quâune bĂȘte dort, derriĂšre des barreaux de plombs constamment entretenus par effet revival.
La Renaissance est une pĂ©riode Ă©tonnante dans laquelle lâĂ©sotĂ©risme arrive, tout autant que dâautres disciplines plus rationnelles, Ă trouver un Ă©panouissement dans la mĂ©thode scientifique. Des systĂšmes complexes comme ceux de John Dee touchent du doigt des trĂ©sors dâexpĂ©riences que de nombreux poĂštes et philosophes auraient Ă©tĂ© prĂȘts Ă payer de leur vie. Dans ces aventures mystiques qui depuis toujours existent, sont notre hĂ©ritage, nous dĂ©finissent plus profondĂ©ment que nous le voudrions, et qui ont toujours exercĂ© leur influence sur la sociĂ©tĂ© via des strates infĂ©rieures, lâĂ©criture occupe le rĂŽle dâun formidable outil dâexploration de contrĂ©es hautement illogiques.
Cependant, passĂ© la Renaissance et rĂ©volution industrielle oblige, lâirrationnel devient gĂȘnant. JugĂ© comme encombrant dans notre maniĂšre de rĂ©flĂ©chir, il est par-dessus le marchĂ© (qui est en train de lentement tout infecter) vraiment peu efficace. Câest lâavĂšnement dâun nouveau dieu, ce dĂ©mon de misĂšre qui sublime la cupiditĂ© dâune maniĂšre totalement inĂ©dite. Le Commerce Mondial naissant, adorĂ© par tous les marchands du temple, ne demande alors en Ă©change dâargent, de gloire et de territoire, un seul sacrifice : celui de notre propension Ă lâirrationnel. Nothing you gonna miss, right?
Une caractĂ©ristique principale du capitalisme, câest dâabsorber ses ennemis pour les faire travailler Ă son compte. Difficile alors de ne pas voir trĂšs tĂŽt dans lâhistoire de la typographie, ce phĂ©nomĂšne qui commence par attaquer ce qui lui semble ĂȘtre ses opposants les plus puissants: la langue et lâĂ©criture, toutes deux ayant le pouvoir dans un claquement de doigt de faire voler en Ă©clat les plus viles illusions, menaçant les hautes sphĂšres dâamener Ă tous instants ses lecteurs vers un possible Ă©tat de rĂ©volution. Le XIXe siĂšcle a Ă©tĂ© alors lâincubateur dâune typographie effervescente, certes, mais monopolisĂ©e autoritairement par la communication. En Ă©tant actionnaire majoritaire de lâindustrie des lettres, elle forgea sans opposant une ligne de conduite Ă suivre qui sembla trĂšs vite aller de soi. Elle subsiste sĂ»rement encore aujourdâhui sous une forme nouvelle, mĂȘme dans les modĂšles indĂ©pendants, continuant Ă servir les mĂȘme intĂ©rĂȘts. Câest selon ses termes quâen 1929, Paul Renner voit ses alternates passer Ă la poubelle, et câest cette ligne de conduite qui tente de nous faire oublier que la forme de lâĂ©criture humaine nâa pas le droit de batifoler en dehors de ses terres.
En 1929, Paul Renner proposa de nouvelles formes pour les minuscules, dâune maniĂšre beaucoup moins bourrine que ses collĂšgues du Bauhaus. Mais faute dâintĂ©rĂȘt pĂ©cunier, la fonderie fera passer ces glyphes Ă la trappe.
GalvanisĂ©e par lâĂ©poque moderne et sa diffusion exponentielle, la typographie a suivi Ă ce moment-lĂ les aspirations communes, qui lui semblaient Ćuvrer pour le bien commun. Elle devait faire preuve dâadaptation, naviguer vers les machines quâon lui imposait sans broncher, ĂȘtre lisible et aller au plus simple, danser avec les mathĂ©matiques un tango infini. AnalysĂ©e, dĂ©membrĂ©e, effilĂ©e. Conscients de la force du texte, les modernes en font leur arme de pointe, tout doucement transformĂ©e en petite machine fonctionnelle, graissĂ©e Ă lâhuile de coude de personnes entreprenantes, pour que plus que jamais elle se dĂ©finisse comme lâoutil parfait des lumiĂšres, des garants du savoir, de la foi scientifique et de la vĂ©ritĂ©. Une science zĂ©tĂ©typographique.
Depuis, lâeau Ă coulĂ© sous les fonts. Entre annĂ©es 1920 et les annĂ©es 2020, des expĂ©riences typographiques ont sciemment tentĂ© de se placer en porte-Ă -faux de cet hĂ©ritage. Mais lâont-elles vraiment fait en dehors de ce contrat diabolique dans lequel sâempĂȘtre la forme de notre Ă©criture depuis tant dâannĂ©es ? Qui a Ă©tudiĂ© lâhistoire des caractĂšres, sait ce qui se cache derriĂšre le masque de ce que nous appelons notre Ă©criture, de loin bien plus profond et bien plus riche que la derniĂšre version grotesque et botoxisĂ©e dâHelvetica Now. Qui vit au XXIe siĂšcle constate quâil est impossible de dĂ©finir la typographie comme une simple Ă©manation mĂ©canique de lâĂ©criture. Elle est lâĂ©criture mĂȘme dans un processus de mutation, dans son fluide dâĂ©volution, qui ne demande quâĂ ĂȘtre distillĂ© de maniĂšre inattendue.
Nos caractĂšres sont des casses de Pandore. Aussi ancienne et intangible que moteur, la force qui rĂ©side en elles dĂ©passe de loin lâaspect utilitariste que lâon voudrait seulement lui prĂȘter. LâĂ©criture compte, mais aussi raconte. Ses gouffres sont abyssaux et ses frontiĂšres faites pour toujours nous surprendre. Peu sont ceux qui nâont pas eu peur dây partir en voyage et les peintures dâHenri Michaux sont le tĂ©moin dâun portrait des lettres dont le poids nâa dâĂ©gal que les grands anciens de Lovecraft. Elles sont usines de pouvoir et leur inclusion dans notre expĂ©rience du rĂ©el nous dote dâune capacitĂ© qui, bien que forte Ă©tonnante, nous parait aujourdâhui naturelle. Nous les considĂ©rons de la mĂȘme façon, quâelles donnent Ă lire les plus grandes aventures ou la liste des composants dâun rouleau de papier toilette.
Parfois par l'intermédiaire de drogues, mais pas que, Michaux passa toute sa vie à grater langue et écriture au sang, laissant apparaitre des territoires incertains.
Alors... si, clairvoyante, la typographie avait pressenti cette direction et dĂ©cidĂ© dâemprunter un chemin diffĂ©rent ? Si, quand on a commencĂ© Ă lui foutre une chemise et une cravate, elle avait rĂ©pondu «non merci, je prĂ©fĂšre manger des champignons magiques avec mes copines les sorciĂšres» ? Si elle avait pris le parti de lâindĂ©finition plutĂŽt que celui de la dĂ©finition (et pour fĂȘter ça, un bon Ă©cartĂšlement des classifications serait de la plus grande classe, non) ? Dans ce monde en upside-down, on pourrait dire : «Bye bye Alde start-up nation Manuce, bonjour Francesco Rambo Griffo». Ă base de bonnes fontes qui du bout de leurs poinçons, peuvent prendre la vie.
Les Ă©crivains le savent, les textes peuvent ĂȘtre des mĂ©andres labyrinthiques, des fables de sphinx qui sans pitiĂ© nous prennent Ă revers, des mondes qui nâont que faire des paradigmes dans lesquels nous, nous Ă©voluons. Comment se peut-il alors, que de tels prodiges sâincarnent pour la plupart dans des corps de caractĂšres aussi terre Ă terre ? Si les lettres ont un corps, force est de constater quâon leur refuse la transcendance. Quâest-ce que la typographie au-delĂ de ce quâelle est, voilĂ la panacĂ©e auquel sâattaquerait un punk Griffien contemporain, qui internaliserait le fait quâil design un des outils humains les plus fantastiques, magie dâun cortĂšge de signes consciemment organisĂ©s, au moins vieux de 6000 ans, et intimement liĂ© au langage, crĂ©ature mythique avec 100 000 balais au compteur.
Câest une histoire qui remonte au XVIIe siĂšcle et qui nâapparaĂźt jamais dans aucun livre sur la typographie, qui a ouvert la voie Ă cette rĂ©flexion. RemarquĂ© par Borges et Eco, il sâagit dâun projet portĂ© par John Wilkins, Ă©vĂȘque et scientifique anglais, membre haut placĂ© de la Royal Society, prĂ©sent dĂšs sa formation et tout premier secrĂ©taire. Dans un monde en pleine extension et de plus en plus quantifiable, oĂč chaque jour de nouvelles langues sont dĂ©couvertes, Wilkins souhaite se lancer de maniĂšre rigoureuse dans une aventure dont il nâest pas le prĂ©curseur : inventer une langue et un alphabet universels.
Ce qui rend cependant ce projet unique, câest quâil y est associĂ© un autre grand nom, Joseph Moxon, qui taillera en plomb typographique ce que Wilkins nomme avec une humilitĂ© certaine, son real alphabet. Moxon nâest pas inconnu Ă ceux versĂ©s dans lâhistoire typographique, puisquâil est la premiĂšre personne Ă avoir couchĂ© dans un ouvrage imprimĂ© la dĂ©finition de ce quâest un typographe, ainsi quâune description complĂšte du processus de crĂ©ation dâune fonte.
« Par typographe, je nâentends pas imprimeur, ainsi quâil est communĂ©ment admis ; pas plus que le Dr. Dee ne soutient dâun charpentier ou un maçon est un architecte. Par typographe jâentends celui, qui, par son propre jugement, par un solide raisonnement intĂ©rieur, a la facultĂ© de prĂ©cĂ©der Ă des travaux manuels et opĂ©rations physique en relation avec la typographie, de la conception Ă la fabrication, ou de diriger dâautres hommes Ă cette fin. » Mechanick Exercises, 1703. Londres.
Ce paragraphe, hormis la si belle incursion du personnage de John Dee qui grave pour toujours dans le papier le fait quâun occultiste est citĂ© dans la premiĂšre dĂ©finition dâun typographe (zbam!), dĂ©crit cette profession comme celle de quelquâun qui par son propre jugement et un solide raisonnement intĂ©rieur, dirige lâacte de crĂ©er et utiliser la forme des lettres. Si avec les post-modernes, lâidĂ©e quâun typographe puisse avoir le status dâauteur Ă quelque peu changĂ© lâarchĂ©type du dessinateur de lettre, il reste encore la plupart du temps hĂ©ritier dâun fort passĂ© dâingĂ©nieur, ouvrier ultra-pointu lĂ pour rĂ©gler les problĂšmes. Or, ici, il nâest pas lâingĂ©nieur qui est convoquĂ© mais lâarchitecte qui au contraire de lâingĂ©nieur (qui voit des problĂšmes, les rĂ©sout, et voit la typographie pour ce quelle est), possĂšde en plus la facultĂ© de voir la typographie au-delĂ de ce quâelle est, et dâorchestrer ses moyens pour faire en sorte que ce non existant prenne vie.
Bref. En 1662, John Wilkins dĂ©cide de se lancer dans ce vaste projet de construction dâune langage et dâune Ă©criture associĂ©e. Il aurait pu faire comme Dee et demander aux anges de bien vouloir lui donner les clefs du langage adamique, mais il prĂ©fĂšre le pouvoir de la science, Ă mĂȘme de donner naissance Ă quelque chose de parfait, par raisonnement logique. Selon lui, les langues naturelles manquent dâefficacitĂ©, et lâincursion de la pensĂ©e scientifique permettrait de modeler un langage selon de nouvelles dispositions. Si avec le recul nous savons aujourdâhui que ce travail ne pouvait quâĂ©chouer (une langue qui ne naĂźt pas de locuteurs, nâest-elle autre chose quâune coquille vide ?), il sâen dĂ©gage lâaura fascinante des entreprises dantesques dâinvention, propre aux contemporains Elfique et Klingon. Le projet nâa de scientifique que ses espĂ©rances, cependant son envergure est hypnotique. Alors quâen 1666 il perd une partie de son travail lors du grand incendie de Londres, il sort deux ans plus tard An Essay Towards a Real Character, and a Philosophical Language, synthĂšse de sa quĂȘte en 670 pages.
LâidĂ©e de Wilkins est de crĂ©er une nouvelle fonction Ă la langue, de la doter dâune nouvelle capacitĂ©. Il souhaite crĂ©er un langage auto descriptif, une langue qui serait aussi, dans sa structure, une encyclopĂ©die du monde quâelle dĂ©crit. Il souhaite que ceux qui maĂźtrisent ce dialecte puissent, au premier coup dâĆil, comprendre ce que le mot dĂ©signe, en avoir une dĂ©finition, rien que par sa construction et sa forme.
Cette idĂ©e nĂ©cessite cependant de Wilkins quâil commence par classer toute chose de ce monde en un grand organigramme. Il se fera aider dans cette tache par dâautres scientifiques, qui nâarrĂȘteront pas de se disputer avec lui tant il les force Ă suivre ce quâil a en tĂȘte plutĂŽt que de laisser des experts de chaque domaine classer leur discipline selon les derniĂšres dĂ©couvertes en date. Tout finira par se retrouver alors triĂ© en catĂ©gories, sous-catĂ©gories et sous-sous-catĂ©gorie (Dans son vocabulaire : des tables qui se divisent en diffĂ©rences, elles-mĂȘmes subdivisĂ©es en neuf espĂšces). «Saumon» par exemple, se classe dans la table des poissons, la diffĂ©rence des poissons de riviĂšre et lâespĂšce des poissons de riviĂšres Ă chaire rouge.
Une partie de la taxonomie du systĂšme de Wilkins
Ă chaque partie et sous-parties, il associe une syllabe ou une lettre. La table des poissons commence par «Za». Tout mot commençant par «Za» est donc Ă coup sĂ»r un poisson. La sous-partie «de riviĂšre» est associĂ©e Ă la consonne «n» et la sous sous partie «à chaire rouge» est associĂ©e Ă la lettre «a». Une personne versĂ©e dans lâapprentissage de cette langue et qui aurait appris que le mot Zana signifie Saumon saurait tout en mĂȘme temps que le saumon est un poisson de riviĂšre Ă chaire rouge.
Il y a 40 grandes catĂ©gories (puis 9 diffĂ©rences, et 9 espĂšces), allant de «Militaire» à «Spirituel» en passant par «MĂ©taux». Les sous-catĂ©gories sont toutes aussi arbitraires (et parfois ne vont pas jusquâĂ 9), les «Roches» sont par exemple divisĂ©es en vulgaire (silex, gravier, ardoise), concrĂ©tions moyennement prisĂ©es (marbre, ambre, corail), prĂ©cieuses (perle, opale), plus transparentes (amĂ©thyste, saphir) et terrestres non solubles (charbon, ocre et arsenic). Aussi clair que du Didi non ?
Une pierre, moyennement rare, transparente.
CĂŽtĂ© Ă©criture, chaque mot de ce systĂšme est de la mĂȘme façon composĂ© de trois signes. Un qui dĂ©signe sa table, un pour sa diffĂ©rence, et un pour son espĂšce. OriginalitĂ©, les mots se construisent par le centre, câest-Ă -dire que le signe de la grande catĂ©gorie est au milieu du terme et on y accroche Ă gauche le signe de la sous-catĂ©gorie et Ă droite celui de la sous-sous catĂ©gorie. Ensuite, par un jeu dâaccents complexe, Wilkins construit a partir de ces mots simples des versions adjectives, adverbiales, antonymiques ou encore plurielles. Le systĂšme dans son entiĂšretĂ© Ă©tant trop laborieux Ă dĂ©crire ici, vous pouvez vous en faire une idĂ©e en allant fouiller des pages 385 Ă 434 son ouvrage.
On peut voir ici toutes les correspondances.
Un notre pĂšre assez funky.
Joseph Moxon a donc taillĂ© un poinçon pour chacun de ces signes. Le sentiment Ă la lecture du livre est assez Ă©trange. Contrairement Ă un langage inventĂ© gravĂ© (comme on peut en avoir dans Champfleury par exemple, avec les caractĂšres chaldĂ©ens Pour plus d'information sur cet alphabet esotĂ©rique, voir ce court article de Spartakus FreeMann) qui lisserait lâaspect visuel des paragraphes, on peut voir apparaĂźtre ici et lĂ des dĂ©calages entre les lettres, preuve de leur facture typographique. Leur design joue la carte dâune simplicitĂ© mesurĂ©e. Construits autour dâune ligne centrale, les mots contrastent avec la sĂ©cheresse catĂ©goriste de lâentreprise. On a lâimpression de se retrouver devant une cohorte talismans, une ribambelle de petites crĂ©atures qui confĂšrent aux textes composĂ©s une aura mystique excitante. Le texte se retrouve nu de la rigueur acadĂ©mique prĂ©sente dans le reste de lâouvrage, pour dâun coup devenir une jungle fourmillante, une danse de sigils et de lucioles diacritiques.
Mais rĂ©sistons Ă nous laisser hypnotiser par les formes, et ne passons pas trop de temps Ă analyser la pertinence du projet de Wilkins et Moxon pour tenter de tirer un enseignement utile vis-Ă -vis de ce que devrait ĂȘtre une Ă©criture. Que reste-t-il au-delĂ de lâenvie totalitaire dâĂ©tablissement dâune langue et dâune Ă©criture commune ? Ce qui semble intĂ©ressant ici câest quâon doit supposer quâune telle entreprise ne soit pas simplement le fait de la fantaisie de leurs auteurs. Au-delĂ de ça, elle est la marque de rĂ©surgences dâune intuition que la forme de lâĂ©criture peut ĂȘtre plus que ce quâelle nâest. Le grand remplacement de lâalphabet latin par des glyphes sortis de nulle part est teint dâune naĂŻvetĂ© qui nous parait aujourdâhui Ă©vidente, mais nous montre que trĂšs tĂŽt, par la main de Moxon, la typographie ne ferme pas la porte Ă des sentiers inconnus.
Si depuis quelques siĂšcles lâitalique nous permet par un simple dessin dâinvoquer Ă sa lecture, au plus profond de nous, la conscience dâune voix extĂ©rieure ou dâune langue Ă©trangĂšre, un imprimeur du XVe siĂšcle nâaurait-il pas ri Ă lâidĂ©e de la faisabilitĂ© dâune telle fonction de texte ? De la mĂȘme façon, un lecteur chinois voit dans chacun de ses mots, la concatĂ©nation de plusieurs autres. Cela ne lui donne-t-il pas une conscience de lecture tout Ă fait diffĂ©rente de la nĂŽtre ? Cela est-il si diffĂ©rent de Wilkins qui postule la possibilitĂ© de lire un mot et dâen comprendre la dĂ©finition dâun coup dâĆil ? Si son projet, dans son fond et sa forme, est Ă cĂŽtĂ© de la plaque, il nĂ© dâune envie irrĂ©pressible que nous devrions essayer dâĂ©couter afin dâenfin nous perdre une bonne fois pour toute.
Lâimpasse dans laquelle se trouve la typographie contemporaine, et finalement, la forme contemporaine de lâĂ©criture humaine, est quâelle est pour lâinstant, bien plus un lieu de mesure quâun lieu de dĂ©mesure. Les dessinateurs de caractĂšre sont hĂ©ritiers dâune philosophie de rĂ©solution des problĂšmes, lĂ oĂč ils pourraient, au contraire, en crĂ©er. Nous devrions multiplier les questions dont lâissue semble trĂšs incertaine, et faire de la forme de lâĂ©criture un lieu dâindĂ©finition, non pas un lieu de dĂ©finition. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraĂźtre.
GrĂące la rigueur ingĂ©nieurale jusque-lĂ ambiante, dâimportants paramĂštres ont dâors et dĂ©jĂ Ă©tĂ© identifiĂ©s. Des mouvements ont conduit des gĂ©nĂ©rations de dessinateurs Ă se suivre Ă la ribambelle, et si parfois de beaux caractĂšres ont brillĂ© comme des joyaux, la grande majoritĂ© continue Ă rĂ©vĂ©rer dogmatiquement une tradition qui lâempĂȘche de grandir. En 1582, les anges permettaient Ă John Dee de crĂ©er lâalphabet Enochien. La mĂȘme annĂ©e, Granjon terminait la taille dâun set de plombs Cyriliques. Il me semble que la typographie gagnerait Ă se penser entre ces deux extrĂȘmes, plutĂŽt quâentre Vier5 et le Din.
Il nous faut maintenant que vienne lâheure de poĂštes, celle des manipulateurs dâabstraction, toujours en mouvement, insensibles aux rĂšgles. Nous devons Ă©tendre, bien plus Ă©tendre, ce quâest ce qui constitue notre toile de travail, au point de finir par la voir vibrer, bĂ©gayer dâidĂ©es nouvelles. Il faut que le dessin de caractĂšre devienne un art au point que certaines personnes soient prĂȘtes Ă sacrifier leur santĂ© mentale pour la faire avancer, et penser la typographie une fois pour toute de maniĂšre holistique.
LâĂ©criture, dans son fond et sa forme, est un lieu de pouvoir. Sa dogmification centralise ces pouvoirs et il est nĂ©cessaire de devenir lucide sur qui en profite, pour prendre la mesure de lâextrĂȘme nĂ©cessitĂ© de contre-pouvoirs. Pour grandir, lâart typographique gagnerait Ă se dĂ©construire pour honnĂȘtement laisser apparaĂźtre les biais de son histoire, les rapports de dominations quâil instaure entre les cultures, ou dans ses implications sociologiques. Chaque dessinateur est responsable vis-Ă -vis de tous les hommes, Ă son Ă©chelle, du dĂ©veloppement de notre Ă©criture.
Cependant, les maĂźtres sâarrangent toujours pour pouvoir tirer le collier quand le chien fait mine de nâen faire quâĂ sa tĂȘte. Aujourdâhui, la prĂ©caritĂ© des mĂ©tiers de dessinateur de caractĂšre (surtout les indĂ©pendants, certaines fonderies depuis longtemps profitent dâune belle rentabilitĂ©) est une des cordes qui rappelle Ă lâordre ceux qui voudraient avoir lâaudace de faire un caractĂšre qui ne se vend pas. De leurs cĂŽtĂ©s, les graphistes sont ligotĂ©s par des logiciels qui leur disent ce que devrait ou ne devrait pas en ĂȘtre leur utilisation. Nous nous laissons inconsciemment limiter dans la manipulation de ce qui est la forme solide du mĂ©dium originel.
Et si, comme nous le disions juste avant, nous reprenions pour nous ces armes qui depuis trop longtemps nous ont Ă©tĂ© volĂ©es ? Il est certain quâaujourdâhui, personne ne sait encore quelles Ă©tranges capacitĂ©s nous gagnerions.