21 March 2023
Deep down in Agartha
Sous le minuscule sommet de l'icerberg alphabétique.
Deep down in Agartha
Benjamin Dumond Deep down in Agartha ——————— Sous le minuscule sommet de l'icerberg alphabétique.
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Titre : Deep down in Agartha
Type : Fiction
Release : 21 March 2023
Auteur : Benjamin Dumond
Pdf : Grifi-2021-Agartha.pdf
apa : Dumond, B. (2023, 21 Mar.). Deep down in Agartha. Grifi.fr. /fr/articles/agartha
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Illustration Adel Faure (Twitter)

Les casses typographiques alignées dans ces galeries souterraines sont contemporaines. Je dis «contemporaines» à défaut de pouvoir les décrire autrement, mais je rendrais plus justice à ce que je vois en disant que leur esthétique tient de l'illusion d'optique. Les toucher me procure une sorte d'excitation du fait de douter de ma propre époque, tant l’atmosphère qui se dégage du lieu où je me trouve est anachronique. Forgées dans un métal noir aux reflets irisés, leur sobriété moderniste est contrebalancée par des motifs en frise dont l'inspiration pourrait autant provenir des memes surréalistes que des épinards de Dwiggins. Je me doute qu'elles renferment des caractères, mais leurs contenus restent invisibles, fermement verrouillés sous une plaque du même métal sombre. L'ouverture ne semble pouvoir se faire qu'à travers une serrure que leur concepteur à cru drôle de systématiquement placer à un endroit différent, au point qu'il m'est impossible de la trouver sur certaines casses. D'après la personne qui me reçoit, les longues galeries dans lesquels nous évoluons s'étendent sur plusieurs dizaines de kilomètres, formant un cercle fermé occupé uniquement par deux rangées d'étagères recto-verso à trois étages. Une casse par niveau, six casses par étagères, toutes éclairées par des lampes à détection de mouvement dont la lumière légèrement pourpre teinte tous ce qui les entoure d'un halo reposant, se déplaçant à notre rythme alors que nous avançons le long de ce couloir infini.

« À partir d'ici, elles sont vides », dit -̹͚͗͒͒ͭ͞Ḧ̷̗̻̘́̏̎A̦͈̓̈͡-̴̙͕̦͈͔̗̱̖̅ en pointant une casse ouverte. «Aujourd'hui, moins d'1% de l'espace est occupé. Il y a encore de la place pour encore 51000 ans de caractères.».

Je bloque sur le non-sens du chiffre annoncé et mon regard préfère s'abandonner sur l'extrémité du couloir dont le virage se fond dans l'obscurité. Je finis par redémarrer, soudain angoissé par l'idée que je n'aurai peut-être pas dû venir ici. -̹͚͗͒͒ͭ͞Ḧ̷̗̻̘́̏̎A̦͈̓̈͡-̴̙͕̦͈͔̗̱̖̅ m'avait contactée en juin dernier mais une procrastination méfiante m'avait conduit à ne répondre que très récemment. Ce qui avait finir par me convaincre, c'était son style d'écriture. Un ton en tiroir à la fois absurde et intellectuel, doublé d'une logique labyrinthique. Quand, à la fin d'une phrase il me semblait arriver à comprendre ce dont il était question, un crochet dans une parenthèse apportait des informations complémentaires sur tout autre chose. Le bordel m'avait semblé trop complexe pour être un hoax. Je retenais surtout qu'il avait entendu parler de mon travail sur la fiction typographique, et que si cela m’intéressait et moyennant mon silence, il était prêt à me montrer, ce qu'il avait alors appelé, «Les Romains du Roi du Monde»1. Je savais que je risquais de tomber sur une secte de franc-maçons pas clean, mais impossible de refuser d'entrer à l'Agartha typographique, surtout si le videur me proposait de décrocher la cordelette pour moi.

-̹͚͗͒͒ͭ͞Ḧ̷̗̻̘́̏̎A̦͈̓̈͡-̴̙͕̦͈͔̗̱̖̅ s'arrête, sort de sa poche une unique clef, l'introduit dans la serrure de la casse devant lui puis soulève la sombre plaque iridescente qui jusque-là en verrouillait l’accès pour révéler un set de caractères confortablement installé au creux d'un intérieur molletonné. Je les fixe, sans arriver à faire le focus. La surface des plombs semble briller. Après quelques secondes, je finis par comprendre que leur couleur noire n'est pas celle d'un alliage métallique, et qu'au contraire, totalement transparents, ils tiennent leur teinte du velours noir du fond de la casse . -̹͚͗͒͒ͭ͞Ḧ̷̗̻̘́̏̎A̦͈̓̈͡-̴̙͕̦͈͔̗̱̖̅ extirpe un A capital, cristallin. «Ce sont les casses du Groq, de Tezzo Suzuki, le Romain du Roi du Monde pour 2016. Regardez cette lettre puis je vous explique». Il me tend le «plomb» qu’immédiatement, je porte à mon œil comme un monocle. Aucune impureté. J'ai presque envie de l'avaler. Un parfait forbidden snack de typographe. «Ils sont en quartz» lâcha-t-il simplement, comme s’il n’y avait pas besoin de s’attarder sur la bizarrerie, puis enchaîne.

Groq

Groq par Tezzo Suzuki

«Aujourd'hui, nous utilisons les italiques pour mettre graphiquement en évidence un mot ou une phrase dans une langue autre que celle du texte principale. Une voix principale déroule un récit mais de temps en temps, une seconde voix, une partenaire au timbre en léger décalage peut se faire entendre. Par la magie d'un nouveau set de dessins, nous comprenons intuitivement quelque chose qui dépasse le sens que les mots exposent, et l'invitation d'une seconde langue se passe d'explications. L'idée, l'invention, est elle-même est incroyable. Combien de chances avions-nous que par hasard, l'histoire de l'écriture donne d'elle-même naissance à la diphonie2. du texte ? Certains pensent qu'il s'agit d'être digne de ce cadeau. Le faire fructifier. Donner en retour. Car l'idée contemporaine d'italique est la racine d'une multitude de nouvelles questions, l'une d'entre elle étant bien entendu : pourrait-il exister différentes «saveurs» d'italiques, chacune d'entre elles propres à la langue qu'elle met en scène ? Tezzo Susuki avec le Groq, esquisse une réponse pour le japonais, avec une déclinaison qui par sa forme même essaye de donner à un script latin un sentiment de lecture propre aux kanjis. Chaque lettre y possède 5 alternates, toute construite par un contour en boucle infini, et ne possède ainsi ni intérieur ni extérieur. Les modèles typographiques ne sont pas ceux de modules rigides, métallique, mécaniques, mais comme tracés par un pinceau souple et aérien, rythmés de contre-pieds harmonieux. On est très loin du principe d'imitation, de caricature d'une esthétique. Tezzo fait ce que Deleuze enjoint à faire quand on veut être créateur, qu'on veut parler avec une langue qui nous est propre un langage commun: Non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l'enfant, le fou, la femme, l'animal, le bègue, ou l'étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes. Il parle un latin accentué à travers non pas ce que l'on devrait appeler une italique (que le Groq possède aussi), mais une nipponique.»

Encore une fois, mon regard se perd, cette fois-ci du côté de toutes les casses déjà remplies. Chacune enfermait-elle vraiment un caractère du même acabit ? -̹͚͗͒͒ͭ͞Ḧ̷̗̻̘́̏̎A̦͈̓̈͡-̴̙͕̦͈͔̗̱̖̅ et les autres personnes derrière ce projet, écument-ils tous les projets typographiques farfelus ? Pourquoi ne pas médiatiser leur travail ?

« Nous rassemblons ici les caractères qui créés de nouvelles fonctions, qui dotent le texte de nouveaux potentiels, et ce depuis 1536, sous l'impulsion de John Dee, scientifique de la cour britannique d'Elizabeth 1ère. Cette année-là, lui et Edward Kelly, alchimiste et médium, décident par la transe d'opérer à des rituels théurgiques 3 dans l'espoir de rentrer en contact avec ce qu'ils pensent être des anges. L'imagerie chrétienne en moins, disons... des entités fractales extra dimensionnelles, des sortes de machine elves4, vous voyez ? Leur seul souhait était de rentrer en possession de l'alphabet adamique, l'écriture créatrice primordiale, celle dont Adam s'était servie pour nommer toute chose. Mais quand ils finirent enfin par atteindre un ange, celleux-ci leur appris que l'écriture adamique n'était qu'un énième fantasme humain. Non une vréalité. Iel leur fit cependant un cadeau. Iel leur téléchargea une intuition dont ils ne pourraient plus jamais se détacher : l'absolue certitude que les formes de l'écriture humaine n'en était qu'à ses balbutiements, et que ce qu'ils prenaient pour le summum de l'évolution du haut de leur humanisme imperturbable, n'était que le minuscule sommet d'un iceberg alphabétique que l'humanité devait plonger explorer par elle-même. Iel leur offrirent aussi l'Enochien, une fonte capable par son dessin d'aider à les recontacter pour continuer à dialoguer, un raccourci simplifiant par sa simple utilisation les rituels laborieux qu'ils avaient dû mettre en place pour ce premier contact.

Enochian

Enochien par John Dee et Edward Kelly

John Dee, alors galvanisé par ces nouveaux sentiments montrant une perspective nouvelle sur les possibilités de l'écriture multiplia les tentatives d'éducation populaire à une vision plus mystique de l'écriture. Mais il se renseigna vite. Le combat face à la globalisation inhérente de l'écriture était déjà en marche à cette époque. Une guerre ouverte, vouée à l'échec, laissa place à une guérilla souterraine. Dès 1536, Il décida de fonder l'ordre des Romains du Roi du Monde, qui déciderait chaque année d'un caractère ayant fait avancer l'écriture dans une quête de diversité exploratoire. Depuis bientôt 500 ans, nous réunissons les caractères les plus incroyables. Des trésors, des talismans, qui parfois nous sont tombés dans les mains et d'autres que nous sommes allés arracher dans des lieux oubliés des regards. Quelques fontes ici sont bien sûr connues du grand public, mais la plupart, plus personnes ne s'en souvient. Trop fragiles pour une épreuve du temps sans pitié. Mais des caractères qui tous, pourtant, tout autant que le Groq, inventent de nouvelles manières de penser le texte.

-̹͚͗͒͒ͭ͞Ḧ̷̗̻̘́̏̎A̦͈̓̈͡-̴̙͕̦͈͔̗̱̖̅ attrape une autre clef, ouvre la casse la plus basse de l'armoire et contemple un autre caractère. «Méros, 1868!». Il tire de la casse plusieurs caractères qui par un mécanisme que la distance m'empêche de voir, se clipsent les uns à la suite des autres. Une fois le mot composé, il sort d'une poche un petit papier épais sur lequel il centre sa composition. Il les pose délicatement sur un plan de travail taillé dans le mur, puis me tend une paire de lunette de soleil. «Vous allez voir» dit il comme pour répondre à une incompréhension palpable. Nous enfilons tous les deux nos lunettes alors que les lumières s'éteignent. Nous ne voyons plus rien. Dans l'obscurité devenue totale, j'entends un clic, quelques bip. «Je pense que 8 secondes suffirons» puis, au milieu du silence, les lettres s'illuminent. Une légère odeur de papier brûlé embrume. Au cœur des plombs de quartz, je remarque alors une structure plus complexe. Je vois la lettre, brillante, mais aussi tout un jeu de lentilles conduisant comme des veines la lumière depuis une fibre optique sortant du plafond jusqu'au plus petit serif. La lumière s'éteint, nous retirons nos lunettes, tandis qu'il me tend la carte. Au milieu de grandes marges blanches, sont maintenant imprimées les lettres « lrdRdM» d'un marron profond aux contrastes extrêmement doux. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais les lettres suintent l'ambiance exacte du lieu où nous nous trouvons. Elles dégagent à la fois claustrophobie, excitation, pénombre, lumière, trésor et magie. Comme un caractère art-déco pourrait d'une certaine manière nous replonger dans un Paris des années 20, à cela près qu'il me serait impossible de dire ce qui dans ces lettres provoque cet effet. Comme si malicieuses illusionnistes, elles utilisaient d'un subterfuge seul connu de leur dessinateur pour arriver à leurs fins.

«Quand pour la toute première fois une personne voit le Méros, ses courbes se chargent de manière irréversible du souvenir du lieu au moment de sa première lecture. C'est mon cadeau pour vous qui êtes venu ici. À chaque fois que vous voudrez vivre le sentiment qui maintenant vous habite, lisez cette carte. À force, vous finirez peut-être par comprendrez les tours de passe passe qu'a mis en place Hippolyte, sa dessinatrice, pour arriver à ce miracle.»


  1. Le Roi du Monde est un mythe popularisé par René Guesnon, un ésotériste du XXe siècle. Il y suggère qu'un homme est le maître mondial mystique, caché dans l'Agartha, une ville au centre de la Terre. 

  2. La Diphonie est la capacité pour une voix de jouer deux notes en même temps. 

  3. La Théurgie est une forme de magie, qui permettrait à l'homme de communiquer avec les « bons esprits » et d'invoquer les puissances surnaturelles aux fins louables d'atteindre Dieu. Cette pratique s'oppose à la goétie

  4. Théorisés par Terrence McKenna, les machine elves sont des entités rencontré de manière très fréquente par de nombreuses personnes lors de la consommation de DMT ou de champignons hallucinogènes. On raconte que ces rencontre, se passent de dialogue et que des sentimens et savoir sont comment téléchargé, installé en nous même par les entités. 

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