Type : Article
Release : 20 April 2021
Auteur : Benjamin Dumond
pdf : typographie-de-limpossible.pdf
apa : Dumond, B. (2021, 20 Apr.). Typographies de l'impossible. Grifi.fr. /fr/articles/typographie-de-limpossible
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Si vous nâĂȘtes pas Ă©tranger au monde des rĂȘves, et que, par la force des choses, vous vous ĂȘtes souvent retrouvĂ© Ă parcourir les rĂ©cits nocturnes dâautres onironautes, vous nâaurez sĂ»rement pas manquĂ© une constante rĂ©currente sur laquelle presque tous les rĂȘveurs sâaccordentâ: lire pendant un rĂȘve est loin dâĂȘtre simple. Abordez un paragraphe au royaume de MorphĂ©e et vous verrez les phrases nâĂȘtre que des enchaĂźnements de symboles confus, se mĂ©tamorphosant autant de fois que le regard sâen dĂ©tourne. La nuit, Ă travers le prisme de notre inconscient, quand les lettres ne sont plus chorĂ©graphiĂ©es par Ombre et LumiĂšre, le texte ne peut sâempĂȘcher de se dĂ©rober, comme si gĂȘnĂ©, il ne savait plus quoi faire de lui-mĂȘme.
Rien nâempĂȘcherait de poursuivre cette rĂ©flexion par ce quâen disent les neurosciencesâ: certaines zones du cerveau dĂ©diĂ©es au langage sont moins actives durant notre sommeil quâĂ lâĂ©tat de veille, rendant confuse toute forme de communication verbale ou Ă©crite. La rĂ©flexion-fiction engagĂ©e ici propose cependant dâexplorer cette curiositĂ© sous un autre angle et plante le dĂ©cor suivant : et si nous nâĂ©tions tout simplement que conditionnĂ©s Ă penser lâĂ©criture de maniĂšre concrĂšte, matĂ©rielle et technique mais rarement de maniĂšre abstraite, la rendant incapable de se laisser aller librement au jeu dansant des recompositions de lâinconnu, empĂȘchant ainsi les rĂȘveurs dâarriver Ă concevoir nos paradigmes dâĂ©criture autrement.
Pour y voir plus clair dans la manipulation de notions abstraites, il mâarrive dâexplorer ce genre de problĂšme en les anthropomorphisant tout comme le ferait un rĂȘve. Que lâĂ©criture se refuse autant Ă jouer le jeu de lâintrospection propre aux songes, mâemmĂšne Ă l'imaginer comme un ĂȘtre tourmentĂ© par lâaccumulation de dĂ©nis centenaires. Dans un coin de ma tĂȘte, je mâimprovise thĂ©rapeute et, la faisant sâallonger sur un divan, je lâinterroge : jusquâoĂč, Ăcriture, ĂȘtes-vous prĂȘte Ă accepter ce que lâon attend de vous sans rien dire ? Comment faites-vous la part des choses entre vos dĂ©sirs et ceux que lâon vous impose ? Et si vous dĂ©passiez la pression de votre surmoi, que souhaiteriez-vous ĂȘtre que pour lâinstant vous nâĂȘtes pas ?
Depuis quelques annĂ©es, ces expĂ©riences de pensĂ©e mâont rendu particuliĂšrement curieux de la place que lâon accorde Ă lâimaginaire dans la production typographique et plus particuliĂšrement du rĂŽle quâil y joue. Un grand Ă©cart constant sâopĂšre dans ma tĂȘte entre dâun cĂŽtĂ© la rĂ©alitĂ© dâun marchĂ©, dâune histoire, de besoins, et de lâautre le fantasme de caractĂšres dont la description serait au-delĂ du possible. Plus dâune fois des rĂȘves mâamenĂšrent Ă penser que cette tension entre typographie du possible et typographie de lâimpossible, extrĂȘmes frontiĂšres dâun pays moins balisĂ© quâil nây parait, pourrait trouver aujourdâhui dans un contexte de production inĂ©dit dans lâhistoire de notre Ă©criture un terreau vivace pour son dĂ©veloppement.
Dans des moments oĂč, le regard perdu dans un ciel nocturne dont la noirceur et lâimmensitĂ© ne me laisse dâautre choix que de prendre du recul sur toutes les choses que je pense aller de soi, le business contemporain de la typographie mâapparaĂźt Ă la fois incroyable et absurde. On y markette chaque jour lâart solide du langage, une invention au moins vieille de 6000 ans, tellement sur prĂ©sente et ancrĂ©e dans nos existences quâelle est indissociable du surpuissant dĂ©veloppement de nos civilisations actuelles. Pourtant, ces incarnations «.otf» de nos Ă©critures, dont chacune exerce Ă son Ă©chelle une infime pression sur lâĂ©volution que suivront les formes des alphabets de demain, sont pour une Ă©crasante majoritĂ© pensĂ©es, conçues, vendues et utilisĂ©es comme des produits de consommation lambda.
Dans le Sefer Yetsirah, rĂ©cit cosmogonique de la mystique juive, une divinitĂ© crĂ©e lâentiĂšretĂ© du monde par des combinaisons secrĂštes de lettres sacrĂ©es, lancĂ©es Ă travers le non-ĂȘtre infini. Les kabbalistes perçoivent lâalphabet comme un objet mĂ©taphysique dont des gĂ©nĂ©rations entiĂšres dâoccultistes ne pourraient quâĂ peine effleurer les abysses. Face Ă ces rĂ©cits, je ne peux mâempĂȘcher de laisser sâĂ©branler mes certitudes. Nây a-t-il rien de plus Ă souhaiter Ă nos alphabets que le champ pratico-pratique dans lequel nous les parquons aujourdâhui ? En tendant lâoreille, il me semble les entendre murmurer une priĂšre Ă Thoth, implorant que soit maintenant chassĂ©s les marchands du temple.
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De notre naissance Ă notre mort, nous baignons dans lâĂ©criture comme nous baignons dans lâatmosphĂšre. LâagrĂ©able et tiĂšde chaleur des lettres nous enveloppe et la lecture, comme une respiration, nous traverse dâune maniĂšre tellement Ă©vidente et ancrĂ©e quâelle en est invisible. En lisant, le sens du texte est si Ă©blouissant quâil nous empĂȘche de percevoir la piĂšce de thĂ©Ăątre de signes nĂ©cessaires Ă lâopĂ©ration. La forme sâefface au service du fond comme un lac cristallin oĂč faune et flore semblent lĂ©viter.
Nos lettres, acceptant les rĂŽles des mots et des phrases, nous servent autant Ă nous orienter au travers de nos villes labyrinthiques que dans lâimmensitĂ© dâinternet. Elles sont les clefs fractales dâaccĂšs Ă une infinitĂ© de rĂ©cits, des plus techniques aux plus fantastiques, portant parfois leurs messages sur des milliers dâannĂ©es. Elles nous informent autant sur les composants dâun papier toilette quâelles ordonnent les plus complexes formules mathĂ©matiques et abstraient des lois physiques Ă la source du fonctionnement mĂȘme de notre rĂ©alitĂ©.
Leurs qualitĂ©s sont pourtant loin dâĂȘtre reconnues tant nous associons indistinctement forme et fond du texte, tant on nous a appris Ă ne pas conscientiser leur fonctionnement, au point-mĂȘme de porter en Ă©tendard lâidĂ©e quâil pouvait ĂȘtre normal de privilĂ©gier ce quâune phrase raconte plutĂŽt que comment elle le raconte. Pourtant, si nos characters Ă©taient les comĂ©diens dâune piĂšce de thĂ©Ăątre, jamais nous nâimaginerions balayer dâun revers de main toutes les possibilitĂ©s des jeux dâacteurs, conçus ou improvisĂ©s depuis des milliers dâannĂ©es, lâalchimie unique dâune troupe, sous le prĂ©texte quâil faut ĂȘtre le plus invisible possible pour laisser la vedette au texte de la piĂšce elle-mĂȘme.
Un rĂȘve commence... laissons place Ă un autre pan de rĂ©alitĂ©.
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Nous sommes dans un grand thĂ©Ăątre dont la scĂšne est construite et dĂ©corĂ©e avec soin par un expert. Une troupe de comĂ©diens se met en place. Il leur arrive certains soirs de venir habillĂ©s de maniĂšre neutre, jean et t-shirt, mais ils ont dĂ©cidĂ© aujourdâhui de sortir le grand jeu et se sont dĂ©guisĂ©s. On leur a souvent reprochĂ© que le thĂ©Ăątre Ă©tait ennuyeux, alors, par leurs costumes, ils espĂšrent installer une ambiance en jouant de codes culturels communs entre eux et les spectateurs. Ils sont mĂ©ticuleusement placĂ©s selon une disposition pensĂ©e par le metteur en scĂšne, qui utilise une mĂ©thode que ses prĂ©dĂ©cesseurs perpĂ©tuent depuis des centaines dâannĂ©esâ: la hiĂ©rarchisation des rĂŽles. Certains sont placĂ©s en avant de la scĂšne et dâautres en arriĂšre, mettant ainsi en Ă©vidence lâimportance des personnages dans lâacte. AprĂšs qu'ils se sont installĂ©s, la piĂšce commence tandis que la salle reste allumĂ©e. Pendant trois heures les comĂ©diens dĂ©guisĂ©s rĂ©citent leur texte dâune voix limpide tout en restant immobiles. De temps en temps une voix off, appelĂ©e voix italique, donne quelques indications traversant le quatriĂšme mur comme des monologues intĂ©rieurs aux personnages, des descriptions ou contextes, ou la traduction de tirades jouĂ©es en langue Ă©trangĂšre. Il nây a pas, dit-on, de meilleure maniĂšre que ces deux mĂ©canismes pour donner Ă voir les intentions profondes du dramaturge et personne dans la salle ne semble en douter.
Ă la sortie de la piĂšce il est difficile de dire si les spectateurs sont conquis ou non par la mise en scĂšne, mais la plupart sont dâaccord pour dire que le texte Ă©tait excellent. Quelques spĂ©cialistes du thĂ©Ăątre sâaccordent sur les costumes apparemment bien cousus et lâun dâeux sâaventure mĂȘme Ă dire que la maĂźtrise avec laquelle les tenues jouaient des codes contemporains tout en Ă©tant dans une continuitĂ© logique de lâhistoire du thĂ©Ăątre Ă©tait dâune intelligence rare. La voix de lâitalique cependant ne fait pas lâunanimitĂ©, jugĂ©e absurde et en total dĂ©saccord avec le reste. Certains ne comprennent pas non plus pourquoi le metteur en scĂšne utilise autant dâacteurs, alors quâil aurait tout simplement pu se limiter Ă un seul habillĂ© dâun costume variable, une invention amĂ©ricaine permettant Ă une personne dâendosser plusieurs rĂŽles Ă la suite, en mĂ©tamorphosant ses tenues au besoin. Il Ă©tait devenu Ă©vident selon eux quâil sâagissait dâun standard dâavenir, car en gardant le mĂȘme visage pour tous les rĂŽles Ă jouer la piĂšce devenait plus logique, harmonieuse et comprĂ©hensible. Les rares non-spĂ©cialistes qui traĂźnent encore par lĂ acquiescent, mĂȘme sâils nây comprennent pas grand-chose. Qui sont-ils pour donner leur avis sur comment devrait se dĂ©rouler une piĂšce ? Sâils ne dĂ©cĂšlent pas pourquoi la mise en scĂšne Ă©tait gĂ©niale, en tout cas, ils ont bien aimĂ© le texte...
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Le rĂȘve sâestompe... un bout de conscience nous rappelle du cĂŽtĂ© du miroir oĂč nous avons conscience des rĂ©elles richesses du thĂ©Ăątre, que cette dystopie un brin poussive permet de faire ressortirâ: ce qui fait du thĂ©Ăątre un art unique ce ne sont pas ses costumes ni ses dĂ©cors, mais ses inventions propres qui ne peuvent se jouer dans dâautres disciplinesâ: le travail dâun lieu, un temps, un acte et un public. Parler le langage de la crĂ©ation en thĂ©Ăątre, câest avoir une idĂ©e dans la matiĂšre mĂȘme de ce qui le rend unique et lui donner vie par tous les moyens Ă notre disposition. Il y a acte de crĂ©ation thĂ©Ăątrale quand les costumes, dĂ©cors, acteurs, lumiĂšres, musiques ne sont pas vus comme des fins en soi, mais qui par leur alchimie donnent naissance Ă quelque chose qui nâaurait pas pu prendre corps dans une autre discipline.
Ce que nous attendons du thĂ©Ăątre et que nous serions en mesure dâattendre des formes de notre Ă©criture, câest que, comme lui, elle transcende de maniĂšre unique son propos, non simplement par une certaine esthĂ©tique, mais par des inventions de mĂ©canismes qui lui sont propres. Ces idĂ©es typographiques ne pourraient prendre corps dans aucune autre discipline car crĂ©Ă©es au cĆur mĂȘme de ce qui fait que lâĂ©criture est Ă©criture en tant que systĂšme. Elles ne feraient pas de la forme des lettres, de la construction des familles ou de leurs rĂ©fĂ©rences historiques des fins en soi, mais viseraient par leur symbiose Ă crĂ©er des performances de lectures inĂ©dites. Dans un second temps, si ces actes de crĂ©ation typographiques touchaient les gens au point quâils soient rĂ©pliquĂ©s, alors les standards de texte qui sâimposeraient rĂ©pondraient Ă une tout autre logique que celle dirigĂ©e par les marchĂ©s dâaujourdâhui.
LâesthĂ©tique et la technicitĂ© du design de caractĂšres ne peuvent pas ĂȘtre des fins, seulement des moyens. Un caractĂšre est fait pour ĂȘtre lu, comme un film est fait pour ĂȘtre vu ou une musique est faite pour ĂȘtre entendue. Nous nâattendons que rarement que ces expĂ©riences ne fassent que donner Ă voir quelque chose de la maniĂšre la plus neutre qui soit, quâelles ne fassent que communiquer. Toutes ces expĂ©riences dĂ©cuplent ce quâelles racontent prĂ©cisĂ©ment parce quâelles dĂ©passent la communication Ă lâinfini, dans toutes les directions. Le cinĂ©ma a beau procĂ©der dâune technicitĂ© au moins aussi complexe que la typographie, ce qui en fait une discipline vivante ne sont pas ses avancĂ©es techniques, mais ses auteurs qui y inventent sans relĂąche de nouvelles façons de l'inventer.
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Nous pourrions imaginer que la spécificité de la discipline typographique est de créer des «formes-systÚmes» destinées à la lecture, des objets qui sont à la fois des dessins et des interfaces. Je trouve le mot interface éclairant car il fait apparaßtre de maniÚre évidente que le dessin des lettres, au-delà de leur esthétique, active différentes facultés pendant la lecture.
Aujourdâhui on observe majoritairement trois fonctions :
- Les formes typographiques savent faire emphase, attirer lâattention, structurer, hiĂ©rarchiser, grĂące aux graisses et Ă la chasse.
- Les formes typographiques savent marquer un appel hors texte, un extĂ©rieur, mais aussi, une langue Ă©trangĂšre grĂące Ă lâitalique.
- Les formes typographiques savent invoquer des styles, et donc faire appel Ă des univers culturels partagĂ©s par une frange des lecteurs. Une typographie art-dĂ©co Ă©voque une Ă©poque, une maniĂšre dâenvisager lâart, des sentiments Ă lâĂ©gard du floral, etc. vis-Ă -vis de la pĂ©riode depuis laquelle nous la lisons. Une Ă©criture gothique Ă©voque aussi bien la pĂ©riode mĂ©diĂ©vale, que la puissance dâun groupe de mĂ©tal ou la folie du TroisiĂšme Reich.
Plus discrĂštes encore que lâapparence de nos lettres elles-mĂȘmes, il me semble cependant que ce sont ce que sont ces capacitĂ©s lĂ , les formes-systĂšmes en action, qui sont au cĆur mĂȘme de ce que uniquement la typographie est capable dâaccomplirâ: performer une lecture. Aujourdâhui, il est plus que rare de rencontrer dans notre quotidien des caractĂšres qui performent autre chose que les trois fonctions Ă©voquĂ©es ci-dessus. Seuls quelques Ă©tudiants et dessinateurs diffusent de temps en temps des caractĂšres qui posent et ouvrent de nouvelles questions mais dont les Ă©chos ne dĂ©passent jamais le cercle infime dâune petite fraction dâintĂ©ressĂ©s, pour finir noyĂ©s dans un flot tsunamique de production de caractĂšres aux fonctions uniformisĂ©es, occupant la quasi-totalitĂ© des espaces de lecture.
Comme nous sommes habituĂ©s Ă considĂ©rer les caractĂšres typographiques comme des objets principalement esthĂ©tiques et communicatifs, il nous semble naturel de nous orienter dans cette jungle de fontes par leur style graphique, ou par leur capacitĂ© Ă ĂȘtre lisible selon tel ou tel support. Nous ne conscientisons pas quâun caractĂšre puisse performer la lecture selon dâautres mĂ©thodes que lâĂ©vocation de style, la hiĂ©rarchisation de lâinformation ou lâappel Ă un extĂ©rieur au texte. Nous sommes si absorbĂ©s par lâillusion quâun caractĂšre doit avant toute chose communiquer sans encombre le texte quâil performe que nous ne nous posons mĂȘme plus la question : «âCe caractĂšre accomplit-il autre chose que ce que toutes les autres typographies ont dĂ©jĂ accompli tant de fois ?â»
Projetons-nous juste dans le fantasme dâun monde oĂč chaque caractĂšre typographique explorerait une nouvelle maniĂšre dâincarner un texte. Nous pourrions utiliser par exemple un caractĂšre travaillant le problĂšme de la vitesse. Une famille qui par sa «âforme-systĂšme» pourrait invoquer diffĂ©rentes cinĂ©tiques, avec des dĂ©clinaisons Lento, Adagio, Moderato, Allegro, Prestissimo et non pas de graisse, de chasse ou de pente. Si nous leur laissions la place de se dĂ©velopper et d'ĂȘtre utilisĂ©s, un seul de ces caractĂšres ne mettrait-il pas en branle la maniĂšre que nous avons dâutiliser le texte depuis toujours ?
Nous pourrions tout aussi bien imaginer un caractĂšre qui travaillerait la notion de vĂ©ritĂ© dans un texte, donnant Ă voir des phrases plus ou moins honnĂȘtes et sâinterpolant en une variation «mensonges par omission». Nous pourrions repenser lâaccouplement de deux lettres au sein des ligatures sous lâangle du consentement et travailler une fonte oĂč chaque lettre est libre ou non de sâunir avec ses voisines. Nous pourrions composer des textes symphoniques grĂące Ă des super-familles dont chaque fonte sâaugmenterait dâun ton ou un demi-ton, mettant en scĂšne le texte selon des modulations majeures ou mineures.
De ces puissances dâagir, lâauteur et son rĂ©cit, le chercheur et ses Ă©quations, le philosophe et ses concepts, tous pourraient trĂšs certainement en faire des applications diffĂ©rentes. Il serait nĂ©anmoins malhonnĂȘte de dire que dans lâhistoire de la typographie, aucun dessinateur de caractĂšres n'a jamais proposĂ© de nouvelles maniĂšres de concevoir des «formes-systĂšmes». Ils sont cependant loin dâĂȘtre lĂ©gion. Des fontes inhabituelles apparaissent de temps en temps et construisent un corpus de facultĂ©s alternatives de texte, mais finissent toutes autant qu'elles sont sans utilisateurs, sans promotion ni dĂ©monstration. Le rĂ©cit habituellement brandi Ă lâencontre des caractĂšres expĂ©rimentaux selon lequel lâĂ©criture, dans une danse macabre darwinienne, fait survivre les idĂ©es dâĂ©critures acceptĂ©es par la majoritĂ© trouve ici sa limite. Comment croire que de petits caractĂšres expĂ©rimentaux aient la force marketing dâun Helvetica Newâ? Ces caractĂšres Ă©tranges occupent une place infime sur la grande scĂšne du jeu typographique, alors quâils opĂšrent prĂ©cisĂ©ment un acte de crĂ©ation, une possibilitĂ© pour la forme du texte de devenir autre chose que ce quâelle est dĂ©jĂ et dont nous faisons semblant de ne pas voir lâostracisation.
Si lâon est dâaccord avec le Nous lisons mieux ce que nous le plus, de Zuzanna Licko, on pourrait Ă©mettre le corollaire, Et ce que nous lisons le plus est la production de peu de personnes, markettĂ©e de maniĂšre brutale, rĂ©pondant pour la plupart Ă des briefs de communication, des modes, des traditions historiques, voire parfois, des aprioris auto-induits.
La conception des formes de lâĂ©criture est discipline Ă©lĂ©mentaire au mĂȘme titre que sa sĆur jumelle, les mathĂ©matiques. Pourtant câest peu de choses que de dire que depuis Uruk en -4000 oĂč elles sont toutes les deux nĂ©es, les chemins empruntĂ©s par lâune et par lâautre ont Ă©tĂ© bien diffĂ©rents. La construction du champ des mathĂ©matiques a explosĂ© de maniĂšre exponentielle grĂące Ă lâinvention et lâopposition des thĂ©ories, la recherche abstraite et a constamment cherchĂ© Ă repousser ses limites dans une course effrĂ©nĂ©e vers lâinconnu. De son cĂŽtĂ©, lâĂ©criture a misĂ© sur une tradition solide et rassurante, dont les dogmes deviennent jour aprĂšs jour plus indĂ©boulonnables tant ils finissent par apparaĂźtre naturels, et ne peut se targuer que de peu dâinventions bouleversantes.
La forme de lâĂ©criture nâest pas une technique, elle est un art six fois millĂ©naire. Elle est irrĂ©ductible Ă toute logique, Ă toute rĂšgle, Ă toute classification. Elle est lâinĂ©vitable Ă©tape de cristallisation des Ă©tats dâĂȘtre dâun texte sans qui aucune incarnation nâest possible. Actrices dâune piĂšce discrĂšte en cours jusque dans les recoins les plus oubliĂ©s, les lettres jouent en secret. Leurs incantations nous parviennent, mais sommes-nous rĂ©ellement en mesure de comprendre le culte Ă mystĂšre quâelles servent ?
Ă lâheure dâaurore, au creux dâun rĂȘve clair caractĂ©ristique du matin, jâobserve une discipline typographique responsable du foisonnement du processus de lecture mĂȘme. Inventant dans un flux constant de nouvelles maniĂšres dâactiver un texte, elle redonne Ă la lecture une popularitĂ© qui nâa rien Ă envier au cinĂ©ma, Ă la musique ou aux jeux-vidĂ©os. GrĂące Ă une panoplie dâinventions dont une vie entiĂšre ne suffit Ă faire le tour, chaque paragraphe lu est une performance interactive unique. Les classifications nâamusent plus que quelques historiens passionnĂ©s, et Monotype survit pĂ©niblement des quelques royalties perçue pour les derniers revivals de lâhistoire de lâhumanitĂ©. Dans le fond, un homme Ă tĂȘte de babouin psalmodie un passage du Feu PĂąle de Vladimir Nabokov :
Nous sommes absurdement accoutumĂ©s au miracle de quelques signes Ă©crits capables de contenir une imagerie immortelle, des tours de pensĂ©e, des mondes nouveaux avec des personnes vivantes qui parlent, pleurent, rient. [â...] Et si un jour nous allions nous rĂ©veiller, tous autant que nous sommes, et nous trouver dans lâimpossibilitĂ© absolue de lire ?
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Assise, les pieds posĂ©s sur le bureau, Josy est pensive. Fixant le plafond en placo de spiruline, son regard navigue en circonvolutions cherchant Ă dĂ©celer dans la forme hiĂ©ratique des aspĂ©ritĂ©s une logique cachĂ©e. Sur son Ă©cran de papier, 4 heures se sont Ă©coulĂ©es depuis quâelle a crĂ©Ă© un nouveau document, encore vide, dans le logiciel de dessin de caractĂšres.
Elle fixait cette page blanche depuis ce matin quand, Ă travers sa fonderie autogĂ©rĂ©e, un groupe dâĂ©crivains avait dĂ©clenchĂ© une demande de financement participatif pour payer une commande quâils souhaitaient lui adresser. En moins de quelques heures, ils avaient atteint la somme requise pour dĂ©bloquer la commande : 5000âŹ. Ce collectif cherchait Ă rĂ©habiliter certains penseurs du XXe et du XXIe siĂšcle en publiant des textes sous leur forme dâorigine. Leur souhait Ă©tait que Josy dessine une version contemporaine dâun caractĂšre des annĂ©es 2000. La designeuse essayait donc depuis 4 heures de se souvenir tant bien que mal de ses cours de typographie oĂč, pour la derniĂšre fois, on lui avait parlĂ© de cette pratique maintenant oubliĂ©e du revival qui consistait Ă transposer dans des paradigmes contemporains les caractĂšres du passĂ©.
Pour ĂȘtre totalement honnĂȘte, elle ne voyait pas comment faire. 150 ans la sĂ©parait des annĂ©es 2000 et depuis, câĂ©tait peu de chose que de dire que la forme de lâĂ©criture avait Ă©voluĂ©. On utilisait peut-ĂȘtre encore lâalphabet latin, mais cela faisait dĂ©jĂ plusieurs annĂ©es que des Ă©coles de pensĂ©e parlaient maintenant dâalphabet «post-latin», ou Haoutine. Dâorigine vietnamienne, ce dernier terme sâĂ©tait imposĂ© tant les dessinateurs de la pĂ©ninsule est-asiatique avaient participĂ© aux mille nouvelles directions quâavait empruntĂ©es la typographie.
Ce qui embĂȘtait en premier lieu Josy, câĂ©tait quâelle allait devoir dessiner des lettres sans icares. Ces terminaisons Ă la symĂ©trie complexe avaient remplacĂ© depuis au moins 70 ans les empattements, et ce dans 95% de la production contemporaine. Elles avaient non seulement doublĂ© la lisibilitĂ©, mais permettaient aussi avec une aisance que tout le monde avait trouvĂ© dĂ©stabilisante, de moduler lâĂ©criture dans des variations de temps subtiles. Imaginer un texte sans eux, revenait clairement Ă dire aux lecteurs «DĂ©merdez-vous pour comprendre comment chaque phrase prend place dans la temporalitĂ© de la pensĂ©e» et la derniĂšre chose dont avait envie la designeuse câĂ©tait de se retrouver Ă faire quelque chose dâillisible. DĂ©jĂ trois commentaires avaient soulignĂ© son attitude anticonformiste dans des prĂ©cĂ©dentes commandes. Si ça continuait comme ça elle finirait par ne plus avoir de commandes. Elle avait bien tentĂ© un entre-deux, en essayant de rĂ©duire ses icares au strict minimum, mais les lettres ressemblaient plus Ă un alignement dâherbes folles quâĂ quelque chose de crĂ©dile.
Faire une famille qui ne se diversifie que par la graisse et lâitalicitĂ©, Ă la limite, elle pouvait le concevoir. La plupart des internautes trouveraient ça austĂšre, mais remis dans son contexte, elle serait pardonnĂ©e. Elle nâaurait quâĂ faire ce quâon attend normalement dâune dessinatrice quant Ă la production dâune fonte, Ă©crire un bref essai qui explique sa dĂ©marche face Ă ce problĂšme montĂ© de toutes piĂšces.
La designeuse tape rapidement sur son terminal une requĂȘte vers lâEPĂ, lâEncyclopĂ©die PlanĂ©taire des Ăcritures. Ce wiki avait Ă©tĂ© mis en place quand toute production en rapport avec lâĂ©criture avait Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ©e domaine public par lâONU. On attendait de tout Ă©tudiant en design des formes dâĂ©critures quâil sache sâen servir et quâil sâen serve activement. LâencyclopĂ©die pouvait basculer en plusieurs modes, se rĂ©organiser Ă la volĂ©e selon les critĂšres entrĂ©s et pouvait aussi bien afficher une histoire trĂšs linaire, que trier les fontes selon les Ă©coles de pensĂ©e des multitudes de thĂ©ories en vogues.
Josy explore dâabord trente minutes le mode «spĂ©cimens» et surfe au milieu dâimages des 104 millions de formes dâĂ©critures produites depuis le dĂ©but de lâhistoire de lâhumanitĂ©. Elle espĂ©re y trouver avec un peu de chance des exemples de caractĂšres de transition entre le XXe et les nouvelles formes dâĂ©criture, mais câĂ©tait sans compter que cette pĂ©riode Ă©tait prĂ©cisĂ©ment le moment oĂč le principe dâhybridation des styles avait Ă©tĂ© abandonnĂ© sans trop quâon sache pourquoi.
Elle enchaĂźne sur le mode «thĂ©ories», qui donne Ă lire de maniĂšre libre les Ă©cris associĂ©s Ă chaque caractĂšre. Elle passe en revue autant de propositions fantasques, que dâautres trĂšs fonctionnelles, puis rĂ©organise les idĂ©es en zones gĂ©ographiques pour filer en direction des derniers caractĂšres dâun groupe dâartistes chercheurs russes. Josy les suit avec assiduitĂ© depuis quâils ont sorti une famille qui avait empĂȘchĂ© une guerre entre deux communes de la rĂ©gion de Kostroma. Mais malgrĂ© la relecture de quelques idĂ©es quâelle avait dĂ©jĂ metasurlignĂ©es dans leurs articles, rien de nouveau sous le soleil. Elle nâĂ©tait pas plus avancĂ©e quâelle ne lâĂ©tait dĂ©jĂ quatre heures auparavant.
Au bout d'un moment, Josy fini par laisser lâĂ©cran sâĂ©teindre. Peut-ĂȘtre quâil Ă©tait dĂ©jĂ un peu tard pour rentrer dans de telles considĂ©rations. Demain devait avoir lieu un groupe dâĂ©change avec un collectif associĂ©, et ensemble, ils arriveraient sĂ»rement Ă trouver quelque chose. Une nouvelle dessinatrice, Cassandre, Ă©tait arrivĂ©e un mois auparavant et les mĂ©thodes de rĂ©flexion quâelle avait inventĂ© avaient plus dâune fois dĂ©bloquĂ© le groupe. Le brainstroming en Ă©tat hypnotique par exemple, avait permis Ă un des membres de trouver une maniĂšre pour que deux lettres distantes de plusieurs pages soient ligaturĂ©es. On nâĂ©tait pas encore trĂšs sĂ»r de ce Ă quoi ça allait bien pouvoir servir, mais HĂ©lĂšne, le dessinateur Ă lâorigine de lâinvention, disait quâil avait vu passer sur le rĂ©seau un post de poĂštes colombiens qui en avait fait un usage plus que prometteur. Au creux de son lit, Josy regarde le cadran-papier de son rĂ©veil matin avant de laisser le sommeil lâemporter. Les icards des chiffres Ă©taient tous verticaux, soulignant une temporalitĂ© courte. Elle savait quâelle nâavait plus que cinq heures de sommeil avant de devoir se lever.